Cachée derrière Edmond…
En 2023, l’oeuvre de Rosemonde Gérard est tombée dans le domaine public. Pour la première fois, ses ouvrages, tous épuisés et jamais réédités, connaissent enfin une nouvelle vie avec de précieuses initiatives éditoriales. Qui sait aujourd’hui en effet que, derrière ce nom, se cache l’épouse d’Edmond Rostand ? Poétesse, elle était très lue avant son mariage en 1890 avec le célèbre dramaturge : un an avant de se consacrer totalement à sa vie conjugale, son recueil de poèmes Les Pipeaux était couronné du prix Archon-Despérouses par une fondation de l’Académie française.
Puis, c’est l’effacement volontaire au service du « grand homme ». Edmond est de santé fragile, d’une mélancolie maladive ; le soutien de Rosemonde lui est indispensable. Il attend d’elle de nouvelles idées, des encouragements, des relectures qui le rassureraient. Elle l’admire et même après leur séparation, elle continue de lui vouer une infinie vénération. En témoigne sa biographie intitulée Edmond Rostand en 1935.
Pourtant, libérée de son époux souvent absent, et séparée de fait, elle reprend dès 1915 son activité créatrice, surtout après la mort d’Edmond en 1918. Elle brille à nouveau dans son siècle comme dramaturge : sa pièce La Robe d’un soir est jouée au Théâtre de l’Odéon en 1924 ; puis, elle retrouve toute sa verve poétique avec un nouveau prix Archon-Despérouses de l’Académie française en 1926 pour L’Arc en ciel. Et plus surprenant encore, cette épouse si dévouée écrivit avec son fils Maurice, en 1930, une conférence intitulée « Le féminisme ». Femme mystérieuse, qui aima passionnément et qui sut retrouver son âme quand le moment fut venu. Reste à la rendre à la lumière par un juste portrait.
Rosemonde Gérard : « Chaque jour je t’aime davantage… »
Tous connaissent ces vers :
« Chaque jour, je t’aime davantage,
Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain. »
(« L’éternelle chanson », Les Pipeaux, 1889)
Personne n’en connaît l’autrice. Rosemonde, bien sûr, absolument occultée. Et pourtant, Les Pipeaux, couronnés par l’Académie française, eurent leur gloire, puis devinrent orphelins, des sans-noms abandonnés par leur génitrice à l’éternité. Chacun la connaît donc sans le savoir.
Rosemonde s’est volontairement effacée devant l’époux dramaturge : « Et je fus l’humble et enthousiaste assistante », écrit-elle dans sa biographie d’Edmond Rostand (Paris, Fasquelle Editeur, 1935, p. 23.) qui sut l’honorer de sa gratitude, comme en témoigne ntces vers du jeune Edmond pour séduire sa belle :
« Lors, ma gloire, vous l’aurez faite,
Si je suis un poète, un vrai,
Vous pouvez vous en faire fête :
C’est à vous que je le devrai. » (Rosemonde Gérard, Edmond Rostand, p. 154)
Ce poème de jeunesse d’Edmond, autoportrait intitulé « Plaidoyer », le décrit « comme le plus petit enfant », pour attendrir Rosemonde : elle aurait en échange de son soutien, la fierté de l’avoir rendu célèbre. Prémonitoire ! L’épouse ne laisse en effet d’exprimer son admiration pour « la Divine escalade, cette montée incroyable d’un mortel qui semble s’élever au-dessus de la terre pour ne plus habiter que les nuages. » (RG, Edmond Rostand, op. cit., p. 201).
Devant tel génie, Rosemonde, même si elle parsème discrètement la biographie du mari de quelques de ses propres poèmes, a renoncé à son oeuvre. Mais aussi à sa vie mondaine, artistique et intellectuelle : en 1900, Edmond, atteint d’une grave pleurésie après le succès de L’Aiglon, quitte Paris sur l’ordre de son médecin. Le séjour, qui ne devait durer que le temps de la convalescence, devient définitif. Edmond s’est épris du Pays Basque où il a installé sa famille, à Cambo-les-Bains. L’hôtel particulier parisien est vendu. Rosemonde se fond désormais dans le décor enchanteur de la Villa Arnaga, conçue et construite en 1906 selon les voeux d’Edmond, avec son jardin merveilleux. Les visites de Sarah Bernard et du fidèle comédien Coquelin ne remplacent pas la joyeuse fréquentation des salons parisiens. Rosemonde, heureusement, s’occupe follement de ses deux fils, Jean et Maurice, son complice en littérature.
Rosemonde, « plus sauvage que la forêt »
A vingt-quatre, elle a épousé un homme qu’elle a passionnément aimé et elle ne publie plus de recueils de poèmes ; à trente-quatre ans, elle se voue à l’oeuvre de son mari et à l’éducation de ses enfants, repliée à Cambo-les-Bains. A quarante-quatre ans, elle a accompli sa mission : Edmond est déjà un immortel avec Cyrano, L’Aiglon, Chanteclerc et l’Académie française. Rosemonde va enfin revivre : le jeune compositeur Tiarko Richepin, de passage à Bayonne en 1910 pour son service militaire, met ses vers en musique. Les deux époux reprennent chacun leur chemin mais Edmond n’écrira plus de théâtre. La muse a repris son envol, « plus sauvage que la forêt » (Rosemonde Gérard, Les Muses françaises, p. 280) ; les publications se multiplient :
Poésie :
L’Arc-en-ciel, 1926.
Féeries, 1933.
Rien que des chansons, 1939.
Chansons :
Histoire d’amour et Lettre de rupture, deux chansons de Rosemonde Gérard et Tiarko Richepin enregistrée par Jeanne Aubert en 1942.
Théâtre :
La Robe d’un soir, pièce en 4 actes, en vers, 1925.
Les Masques de l’amour, théâtre en vers, 1928.
La Tour Saint-Jacques, pièce en un acte, en vers, représentée pour la première fois sur la scène de la Comédie-Française le 28 janvier 1928.
Les Papillotes, pièce en un acte en vers, 1931, jouée au Théâtre de l’Odéon en 1931.
À quoi rêvent les vieilles filles, théâtre en vers, 1928.
Anthologie :
Les Muses françaises, anthologie de la poésie au féminin du XIIe au XXe siècle, avec des poèmes de Rosemonde Gérard, 1943.
Essais :
La Vie amoureuse de Madame de Genlis, 1926
Edmond Rostand, 1935.
En collaboration avec Maurice Rostand, son fils :
Un bon petit diable, féerie en 3 actes en vers, d’après la comtesse de Ségur, Gymnase, 22 décembre 1911.
La Marchande d’allumettes, livret d’opéra-comique, musique Tiarko Richepin, Paris, Opéra-Comique, 25 février 1914.
Le Féminisme, conférence, 1930.
La Forêt enchantée, pièce de théâtre, 1931.
L’oeuvre est prolifique et passionnée. Dans son anthologie des poétesses dont elle fait pour chacune un portrait en vers, elle cite des écrivaines qui sont comme un miroir d’elle-même. Par exemple, à Jacqueline Pascal, la soeur de Pascal, elle consacre un poème où sa propre voix résonne :
« Ses vers, son coeur, son âme blanche,
Sans doute que tout est charmant,
Mais, aussitôt que l’on se penche,
C’est comme un éblouissement :
On voit briller sur chaque rime
Le reflet d’un autre fanal ;
Car un soleil est sur la cime…
Elle était la soeur de Pascal. »
(Rosemonde Gérard, Les Muses françaises, TriArtis, 2024, p. 61)
Et elle, qui était l’épouse d’Edmond, semble suggérer que le « grand homme » illumine, bien au-dessus, sa propre oeuvre.
Et quand elle fait l’éloge de Louise Colet, elle ne retient finalement que deux noms, Musset et Flaubert. Véritable autoportrait où il faudrait remplacer les noms des deux poètes par celui de Rostand, ce poème n’aurait sans doute pas eu l’agrément de Louise Colet qui souffrit tant du rabaissement dont elle fit l’objet dans les lettres de Flaubert.
« Qu’importe son bureau de cuivre,
Son travail, son salon fleuri,
Et tous les combats qu’elle le livre
Et tous les livres qu’elle écrit ?
Il ne reste en ses mains tremblantes,
Que deux parcelles d’univers,
Que deux minutes importantes :
Ce fut Musset ! Ce fut Flaubert ! »
(Rosemonde Gérard, Les Muses françaises, TriArtis, 2024, p. 157)
Rosemonde avait-elle le sacrifice heureux ? Ou tout simplement joue-t-elle habilement avec une sincère ambivalence : tantôt exaltée par son rôle de muse, tantôt convaincue de son talent, elle n’hésite pas à clore son anthologie des poétesses françaises par un autoportrait en vers et le recueil de dix-neuf poèmes de sa création.
Son portait mêle autodérision et orgueil, avec une fausse modestie, tempérée de la conscience de son talent :
« Elle n’a rien qu’une petite
Flamme qui fait, par-là, par-ci,
L’effet d’un rayon qui palpite
Puis, tout s’éteint et c’est fini…
Manquant tout à fait de méthode
Et de logique, elle sait mieux
Suivre le rêve que la mode,
L’infini que l’avantageux…
Ibid, p. 280.
Rosemonde Gérard était pleinement consciente de la nécessité de faire sortir de l’ombre tant de poétesses oubliées, certaines au destin tragique, de n’avoir pu exercer au grand jour leur talent créateur dans une société au pouvoir des hommes : ses Muses françaises comptent quarante écrivaines qui retrouve la lumière grâce à elle. Comble de lucidité sur sa propre place dans une histoire littéraire sans femmes : c’est elle qui clôt cette émouvante galerie de créatrices invisibilisées !
Pour retrouver Rosemonde Gérard à la Villa Arnaga de Cambo-les-Bains, c’est par ici : « Découvrez Arnaga« .
Et bientôt, pour que Rosemonde Gérard révèle enfin tous les aspects de son oeuvre et de sa vie : un colloque en octobre 2024 organisée par l’Université de Pau et la Villa Arnaga.