Comment torpiller l’écriture des femmes : c’est le titre féroce de l’ouvrage de Joanna Russ, publié aux Etats-Unis en 1983. Il a fallu attendre presqu’un demi-siècle pour que sa traduction en français, par Cécile Hermellin, nous le rende enfin accessible aux éditions Zone (2025).
Ce retard en dit long sur l’invisibilisation des écrivaines qui touche non seulement les œuvres des femmes mais les recherches sur les femmes. Ecrit dans les années quatre-vingts par des femmes, sur des femmes, l’ouvrage a donc été écarté des circuits de diffusion internationale.
Un constat accablant
« En décortiquant les stratagèmes du sexisme ordinaire dans le monde des lettres, Russ signe un formidable anti-manuel de silenciation des femmes autrices, qui n’a perdu ni de son actualité ni de sa force critique. Tout en attaquant la tradition misogyne, elle trace aussi en pointillé une autre traversée de la littérature anglo-saxonne, sur les pas de Jane Austen, Mary Shelley, Emily Brontë, George Eliot, Emily Dickinson, Virginia Woolf, Adrienne Rich ou Ursula Le Guin. » (quatrième de couverture)
L’écrivaine américaine, autrice elle-même de science-fiction, dévoile tous les modes opératoires qui ont exclu les femmes de l’histoire littéraire : « déni de la puissance créatrice » au chapitre 3, « mise à l’écart » au chapitre 7, accusation d' »anomalité », « absence de modèles »… La violence exercée contre les talents d’écriture des femmes est le plus souvent insidieuse et intériorisée par les femmes elles-mêmes.

La création au féminin
Malgré ce constat accablant, l’essai met en valeur comment celles qui ont osé braver les empêchements et les interdits ont trouvé de nouvelles voies pour exprimer leur créativité de femmes :
« Face à cet obstacle, elles inventent, bouleversent les formes, adoptent des techniques nouvelles », commente Sophie Benard dans le Monde des Livres du 7 septembre 2025. L’analyse de Russ ne se limite donc pas à une dénonciation de l’effacement des femmes. Elle montre, de manière positive et encourageante pour les créatrices, tout le génie et l’inventivité dont elles ont fait preuve pour écrire, en dépit des humiliations, des rabaissements et de l’oppression d’une société où la puissance créatrice fut longtemps un attribut exclusivement masculin.
Beaux-arts et littérature : même combat
Cet ouvrage de Joanna Russ fait écho à un autre essai publié à la même époque, en 1981, Maîtresses d’autrefois, Femmes, art et idéologie (jrp editions, 2024). Là encore, ce sont sont deux américaines, Rozsika Parker et Griselda Pollock, qui ont décrypté, il y a presque cinquante ans, les procédés d’invisibilisation des femmes dans le domaine de la peinture, des beaux-arts. Ce travail important nous parvient enfin aujourd’hui en français.
Ces deux ouvrages viennent donc se compléter et se renforcer dans des champs culturels marqués par les mêmes procédés de « torpillage ». C’est, historiquement, à partir du 19e siècle que la marginalisation des femmes artistes s’est accentuée, avec la consolidation du patriarcat.

« Au cours des deux derniers siècles, avec la consolidation de la société bourgeoise et l’imposition stricte d’un statut économique et social des femmes – qui s’est traduit par l’élaboration d’une « féminité naturelle » et d’une domesticité ordonnée par Dieu -, les femmes artistes ont été soumises à un processus de contrainte plus complexe. L’antithèse entre l’artiste et la « Femme » est devenue beaucoup plus forte. » (p. 294)
